Du vivant et des grands zygomatiques

Publié le par lamiri

(première publication sur Zazieweb en avril 2008)

Des pédagogues comme Jean-François Debord, il en faudrait dans toutes les matières ! Voilà un véritable passeur et il ne devait pas rester une place de libre dans son amphi. (Très) animé à l'aquarelle par son ancienne élève Agnès Maupré, il a quelque chose du Professeur Burp, le conférencier en zoologie de Gotlib. Mais un prof sérieux qui a compris que l'humour est le moyen le plus subtil de capter l'attention d'une salle, qui plus est lorsque sa matière peut sembler ingrate. C'est ce qu'avaient réussit en leur temps Pierre-Gilles de Gennes avec la physique ou Leonard Bernstein avec la musicologie.

Attention ! Ne croyez pas qu'il s'agit d'une Morphologie pour les nuls. La vulgarisation est très experte et je suis convaincu que ce traité pas si petit que ça plaira autant aux néophytes qu'aux étudiants des Beaux-Arts, de médecine ou de kinésithérapie. Tout, tout, tout, vous saurez tout sur l'omoplate, le rachis, l'inclinaison du bassin, l'oblicité des membres inférieurs, la merveilleuse laxité ligamentaire féminine, le dimorphisme sexuel du crâne (pas toujours évident chez certaines nageuses de compétition, je ne citerai pas de nom mais j'en connais une qui ressemble à mon beau-frère)... Que les artistes des bas-reliefs égyptiens n'aimaient pas le pied interne. Que ce n'est pas la plaque tendineuse du fessier qui fait la fesse (ah ben, j'me disais aussi !). Qu'il ne faut pas confondre le visage et la tête ni l'angle de Louis avec le café du coin. Que le genou est une zone aussi génialement distribuée que complexe (demandez aux sportifs de haut-niveau avec l'épée de Damoclès sur leurs ligaments croisés !) Que l'on peut presque reconstituer une silhouette à partir d'un fémur car il y a de la personnalité dans une jambe. Que le petit enfant comme le grand vieillard n'ont pas et plus de voûte plantaire. Que bien des livres d'anatomie exagèrent l'espace entre la cage thoracique et le bassin. Que sans aponévrose, les muscles des cuisses dégoulineraient sur les chaussettes. Que les clavicules forment un guidon de vélo (ça fera rire jaune les cyclistes qui se l'explosent à chaque chute). Que c'est le deltoïde claviculaire qui permet d'embrasser. Qu'une main, ce n'est pas cinq doigts mais quatre doigts et un pouce et que l'annulaire en est le maillon faible. Que le visage comporte plus de muscles pour les expressions négatives que positives. Que le squelette - comme la composition de l'atome et de l'univers - tient plus du vide que du plein...

 

Petit traité de morphologie BIG

 

Et puis toutes ces idées reçues balayées d'un preste mouvement par le prof articulé monté sur ressorts. Non, le bassin de la femme n'est pas plus large que celui de l'homme (c'est le joli gras qui fait la différence). Non, les cous ont tous à peu près la même taille. Non, les Romains ne pouvaient pas crucifier leurs suppliciés en leur clouant les paumes car elles se seraient déchirées et ils auraient pu s'échapper (c'était aux poignets, faudrait en informer sa Papeauté toujours prête à canoniser les stigmatisés de carnaval !)

Debord voue aux gémonies les talons hauts exagérés et les fabricants de chaussures qui n'obéissent pas à la grande majorité des pieds, admire l'asymétrie, tellement moins triste que la perfection symétrique déjà naturellement visible sur un corps humain (mêmes les couilles ne sont pas symétriques, ajoute-t-il !). Il convoque Quichotte et Sancho pour illustrer les différences morphologiques et fera plaisir à beaucoup en leur répétant qu'il n'existe pas de corps idéal ou parfait et que le peuple humain serait triste sans nuances.

Enfin, il invite à des petit jeux amusants. Comment tester le stress en tâtant la rotule ou bien (euh... évitez avec votre grand-mère !) faire chuter une personne à tous les coups en lui appuyant sur les grandes tubérosités des fémurs, centre de gravité du corps humain.

Allez ! A la une, à la deux, à la trois ! Agitez la trochlée, ondoyez des condyles et ne paniquez pas si on vous voit le grand truc
* en creux ! Ce Petit traité de morphologie a franchement de la cuisse. Bravo au passeur (Debord) et à sa passeuse (Maupré) dont le dessin est un intermédiaire entre Lauzier et Sfar !

Cet album donnera certainement envie de mieux connaître le travail de Jean-François Debord, enseignant mais aussi dessinateur, peintre et photographe. Il a publié La Main, carnet de dessins (Bibliothèque de l'Image, 2000) et dirigé l'exposition Duchenne de Boulogne au Musée Nièpce de Chalon-sur-Saône (édité par le musée en 1984). Il a également contribué au monumental et extraordinaire catalogue de l'exposition L'âme au corps (publié en 1994 par la Réunion des Musées Nationaux) avec deux essais, De l'anatomie artistique à la morphologie et Le mécanisme de la physionomie humaine : la vie et l'oeuvre de Duchenne de Boulogne. Duchenne de Boulogne est ce précurseur de la neurologie du 19ème siècle à qui l'on doit ces impressionnantes - et terrifiantes - photographies d'aliénés aux muscles faciaux stimulés par des impulsion électriques leur faisant prendre les expressions de caricatures de Daumier. Daumier, immense dessinateur et sculpteur ès morphologie et un des grands ancêtres de la bande dessinée.

En postface, une lettre admirative de Joann Sfar à son ancien professeur à qui il doit le déclic du dessin et la réponse de Jean-François Debord. Deux naissances d'une passion.

(*) Si on vous voit le petit truc, c'est que vous n'allez pas bien, mais alors pas bien du tout !




Petit traité de morphologie : D'après les cours donnés par Jean-François Debord à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris de 1978 à 2003, de Agnès Maupré 
Futuropolis
ISBN 2754801820 / 9782754801829
22 €


Présentation de l'éditeur :

Jean-François Debord a été professeur de morphologie à l’école des beaux-arts de Paris de 1978 à 2003. Parmi ses élèves, Joann Sfar. Et Agnès Maupré qui, aujourd’hui, nous en retransmet toute la vivacité, le temps de 200 pages dessinées passionnantes à l’usage de tous ceux qui veulent connaître les mystères de notre corps et ont envie d’apprendre à le dessiner ! 
 
Ce « Petit Traité de Morphologie » est né de passions croisées pour le dessin, l’observation du corps et du mouvement.


L'auteure :

Pour son premier livre, Agnés Maupré a adapté une nouvelle de Marcel Aymé, La patte du chat. À y regarder de près, il s’agit certainement d’une profession de foi. Elle dessine avec la grâce d’un félin, observe ces contemporains avec un petit air malicieux, est curieuse de tout, et, semble gourmande comme un vieux chat. Des qualités qui font de cette jeune dessinatrice, une artiste à découvrir rapidement, d’autant que pour son premier ouvrage chez Futuropolis, elle nous fait partager sa soif d’apprendre. On en ronronne de plaisir.

Agnés Maupré est née en 1983 et vit à Paris.

Elle a « passé un bac S option math avec perplexité, fait un an d'architecture avec perplexité, un an aux Beaux Arts d'Angoulême avec accablement, et puis intégré les Beaux Arts de Paris et là c'était vraiment bien. »
Elle travaille comme illustratrice pour les éditions Bayard.
En octobre 2007, elle adapte en bande dessinée Les contes du chat perché de Marcel Aymé aux éditions Gallimard Jeunesse.
Agnès Maupré travaille actuellement avec Joann Sfar sur la production cinématographique du Chat du Rabbin.





Extraits :

Ce que je veux vous raconter s'appelle de la morphologie. A ne pas confondre avec l'anatomie ! L'anatomie, c'est la science du corps mort. C'est connaître impeccablement les insertions musculaires, la mécanique des articulations ! Beurk ! Non ! La morphologie, c'est le mouvement. C'est regarder vivre !

(...)

Quand on dessine, il faut rentrer dans la forme : pas s'en tenir aux contours !

(...)

Construire un dessin, c'est comme construire une cabane. Les gens incapables de construire une cabane ne devraient pas dessiner ! Ou alors des fleurs !

(...)

C'est la vie qui fait la forme. Le corps est un spectacle changeant.

(...)

Les imbéciles qui pensent qu'il n'y a que du gras chez la femme ne se sont pas pris suffisamment de gifles.

 

 

 

 

Liens :

Présentation de l'album avec quelques planches


Le blog d'Agnès Maupré

 


Publié dans Critiques BD

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article