Pile hot !

Publié le par lamiri

Pilote est mort mais il bande encore. Le grand et prude René Goscinny n'aurait peut-être pas trouvé cela du meilleur goût, lui qui vit ses poulains quitter son magazine pour soixante-huit-er dans le plus simple appareil. Oui, Pilote n'est plus mais ces dernières années, Dargaud le ressuscite avec un numéro spécial et célèbre à sa manière le cinquantenaire du journal qui s'amusait à réfléchir en sautant sur l'occasion (entre autre). 50 ans pour un flash-back de quarante et en évoquant les soixante de la fameuse loi sur les publications destinées à la jeunesse. Dans un texte sur Dame Censure, Bernard Joubert nous en raconte de bien bonnes sur Tarzan et Mandrake, vilipendés pour manque de réalisme et atteinte à la dignité humaine. Une censure qui s'est considérablement amollit depuis. Alors, qu'est-ce qui a changé en quarante ans ? Peut-être que dans les années 60, l'érotisme cherchait avant tout à provoquer alors qu'aujourd'hui il est d'abord un argument commercial. On serait passé de braver les interdits à l'incitation à l'achat.

J'aurais préféré une autre illustration pour la couverture car je ne fait pas partie des nombreux inconditionnels d'Alex Varenne ni des auteurs portant la marque froide des années 80 comme Lauzier*, Veyron ou Philippe Bertrand. Varenne qui s'épanche avec un ressentiment visible sur la condition d'auteur érotique sur le ton du c'était mieux avant. Perdu dans son espace-temps, son introduction n'est plus en phase avec la réalité où cela fait longtemps que l'érotisme est sortie de l'Enfer des bibliothèques, des librairies et même des plateaux télé. Sur la très sérieuse chaîne Public Sénat, l'émission Un monde de bulles a consacré plusieurs numéros aux auteures de bandes dessinées érotiques ainsi qu'à Manara et à Baldazzini. Et cet hors-série de Pilote est co-produit par France 5 ! Varenne est un poil macho sur les bords, ne s'adressant qu'à ses confrères en oubliant ses consoeurs. Là où il n'a pas tort, c'est quand il écrit que l'érotisme est la part culturelle de la sexualité, qu'il n'y a pas plus pornographique que la télé-réalité et qu'il faut savoir sortir des frontières de la BD occidentale.



La liste des joyeux lurons débraillés fait saliver : Moebius, Liberatore (superbe et gourmande Nou-Te-La !), Berthet, Manara, Druillet, Mattotti, Baldazzini, Cestac, Stan & Vince... mais aussi des p'tits jeunots aussi talentueux que Diego Aranega, Arthur de Pins, Brüno et Ivan Brun.

Hervé Bourhis fait l'historique des douze mois de 1969, Hugo Cassavetti en raconte la bande-son en rappelant que Je t'aime... moi non plus fut finalement moins osé que de présenter Les sucettes à l'Eurovision. Ce qu'il écrit sur les rapports entre sexe et rock'n'roll n'apporte rien de neuf si ce n'est un choix discographique intéressant et une conclusion qui vaut son pesant de lunettes pour presbytes !

Avec des fortunes diverses, Blain et Manara rendent chacun hommage à une grande héroïne sexy de papier née dans les années soixante : la Pravda de Guy Peellaert et la Barbarella de Forest. Net avantage au premier. Moebius est généreux. Il offre d'abord (petite vengeance de vieil ado ?) une histoire du journal Pelote dirigé par Mesdames Charliette et Goscinia puis deux superbes planches. Une très cérébrale et l'autre nettement plus directe et explicite. Son compère Druillet s'en tire moins bien. En très petite forme, sa Salammbô originale était bien plus sensuelle. Bof aussi pour Tardi.

Les mangas érotiques n'ont pas été oubliés et c'est bien sûr Romain Slocombe qui s'en charge, traçant sa ligne de vie artistique pour boucler la boucle qui va de Bataille au S-M nippon, de la cruauté des surréalismes européens aux fantasmes sans limites des ecchi.

Dans les tons noir, gris et blanc chers à Varenne mais ô combien plus tendres et chauds, Bastien Vivès montre toute sa classe avec une histoire à fleur de ballerine. Il suffit d'un dessin à Lindingre pour résumer la cruelle dictature de la beauté. Il y a une charmante coquille  (ou lapsus ?) dans l'histoire du peintre et de son modèle dessinée par Le Floch' où il écrit paumeler au lieu de pommeler.

Pour l'érotisme vintage, les talentueux Brüno & Jousselin ont croisé King Kong avec L'attaque de la femme de 50 pieds
**. Avec un art du décalage entre images et textes proche de celui des Petites histoires... de Grégory Jarry et Otto T.

Le Pilhot d'Or du texte le plus rebondissant revient à Marie-Ange Guillaume. Elle décortique, démonte le Kama-Sutra et l'art délicat des préliminaires avec un humour digne de Desproges en citant en prime l'extrait d'un très docte manuel anglais à l'usage des femmes mariées qui laisse plié en deux !

140 pages luxueuses et luxuriantes sur un papier brillant mais qui ne vous laissera pas de glace.


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*) La planche de Lauzier (non datée mais probablement du début des années 80) montrant un secrétaire se pomponnant pour aller à la convocation de sa PDG n'était pas si avant-gardiste que ça. J'ai vu exactement cette scène d'inversion des rôles dans le film Female de Michael Curtiz diffusé au Cinéma de Minuit cet été et qui date de... 1933 !

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) Attack of the 50 Foot Woman, de 1958 par Nathan Juran, un maître de la science-fiction et du fantastique de série B. Son héroïne était plus habillée que la Queen Kong de Brüno mais avec sa courte jupe fit longtemps fantasmer les mâles de la rigoriste Amérique les soirs de drive-in.


Pilote 69 - Année érotique, collectif
Dargaud
ISBN 3780513207901
7,90 €


Présentation de l'éditeur :

PILOTE Le journal qui va et qui vient 69, année érotique. Le journal qui va et qui vient Pilote fête ses 50 ans !

Né le jeudi 29 octobre 1959, hebdomadaire au début, puis mensuel, il grandit et mûrit avec ses lecteurs – phénomène unique dans l’histoire de la presse – et affiche aujourd’hui une cyclothymie parfaitement désinvolte, style «
je sors quand j’ai envie ». Et là, il a envie. Parce qu’on n’a pas tous les jours 50 ans.

Histoire de fêter dignement l’événement, il en profite pour relier deux anniversaires : le sien et celui de cette année 1969 qui est très sympathique aussi, surtout si l’on s’attarde sur le 69 final, évocateur d’entrelacs sulfureux évoqués par Gainsbourg et Birkin cette année-là. Notons en passant que c’est également en 1969 que Bretécher débarque à Pilote avec
Cellulite, princesse médiévale bourrée d’angoisses – et tout à fait chaste, malgré ses efforts pour en finir avec cet état de choses. Ensuite, des tas d’autres dessinateurs viendront, contribuant à tirer le journal vers un public adulte. Parmi eux, Gérard Lauzier qui dessinait si amoureusement des femmes si belles et si cruellement des femmes si moches. Il nous a quittés, mais nous nous souvenons de lui dans ces pages. Après s’être amusé à réfléchir, Pilote devient donc « le journal qui va et qui vient », consacrant 144 pages à ce qu’on pourrait appeler des « histoires de cul », si on était vulgaires et malpolis, ce qui n’est pas le cas. (On ne trouve rien de cradingue dans ce numéro. On peut même dire que tout est haut de gamme – même et surtout le plus cru.) Malgré tout, c’est bien de cette chose-là qu’il s’agit : l’érotisme, excellent copain de la pornographie quoi qu’on en dise, enrobé ici de pudeur et d’impudeur, de cogitations passionnantes et d’émotions diverses, allant de l’humour (dans tous ses états) à l’amour, en passant par le désir à l’état brut. Sans parler de tous ces graphismes extraordinaires qui s’en donnent à cœur joie – le sujet s’y prête. Au menu, en bande dessinée, en texte ou en image – et en vrac : Martin Veyron émet un doute sur l’existence de cette prétendue déferlante d’érotisme – c’est très drôle et si juste… Alex Varenne écrit (et illustre) un texte remarquable sur les qualités requises pour devenir un dessinateur érotique digne de ce nom. Les filles – Florence Cestac, Annie Goetzinger, Catherine, Pénélope Bagieu et Élise Costa, Johanna Shipper, Claire Bretécher, Marie-Ange Guillaume – s’éclatent. Des vertus érotisantes de l’homme-grenouille à la très joyeuse mission Apollo 69, c’est drôle ou délicat, ou les deux à la fois. Milo Manara rend un hommage indispensable à Jean-Claude Forest, père de Barbarella, la première femme libre du 9e art. Certains se penchent sur des sujets « sérieux » : SM et manga, « miouzik » ou évolution de la censure en bande dessinée. Le cow-boy moustachu de Christophe Blain, un rustre qui n’avait jamais lu le moindre livre, en ouvre un et ça lui plaît : « LEVRETTE (EN). Cette manière de foutre est très jolie et très agréable », etc. Avec Stéphane Oiry et Appollo, nous suivons le fabuleux destin (tragique, ça va de soi) d’un certain Jean-Marc Chevalier – de son Angoulême natal à la Factory de Warhol avec orgies et stars vautrées. Ambiance sex and drugs. Hilarante aussi, la pathétique histoire de Queen Kong, par Brüno et Pascal Jousselin. Parmi les beautés flagrantes, trois dessins de Blutch – plutôt crus et modestement exécutés au crayon de couleur pour mômes – qui méritent de figurer au panthéon de l’art érotique. Quoi de plus innocemment excitant qu’une danseuse qui essaie des chaussons ? Bastien Vivès et Eugény Couture en sont tout retournés. Et puis, il y a l’érotisme rural vu par Guillaume Bouzard – un must. Il y a la discussion hard dans le jardin zen de Diego Aranega. Il y a le désir du peintre pour son modèle, extrêmement sublimé par Bruno Le Floc’h. Il y a Robert Crumb et ses grandes nanas si bien charpentées, André Juillard et son infinie délicatesse, Moebius et ses fantasmes aussi raffinés que parfaitement convaincants (voire contagieux), Philippe Bertrand et ses filles faussement sages avec commentaires pas sages du tout. Il y a un superbe Lorenzo Mattotti, et Jacques Tardi, et Philippe Druillet, et Claire Bretécher et Jean-Yves Ferri, et Georges Pichard…

Il y a tous les autres, et ils sont tous bons, tous inattendus. L’érotisme est un sujet d’intérêt général – de surcroît appétissant –, mais pas forcément facile à apprivoiser, sauf sur le mode de la frime éhontée, également abordée ici. Il faut vaincre certaines pudeurs pour y aller à fond, parfois. Il faut aussi renouveler un genre vieux comme le monde. Et si tous ces auteurs y sont arrivés, échappant à la banalité, c’est qu’ils sont venus avec ce qu’ils ont de plus intime. Certains en ont rigolé, d’autres ont osé regarder la chose en face. Le résultat dépasse les espérances. C’est un
Pilote de collection, une pièce rare.


Liens :

Les premières pages de ce numéro spécial

La mémoire du journal "Pilote" (et d'autres publications Dargaud) par années, séries, auteurs...


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L
Une digression à propos du "Kama-Sutra" dont Marie-Ange Guillaume donne une joyeuse relecture dans ce hors-série de "Pilote". Je viens d'en apprendre une bien bonne. Il paraîtrait que ce manuel des galipettes savantes serait censuré en lecture numérique sur iPod. Personnellement, ça ne me touche pas puisque je ne possède pas ce gadget de poche et que j'ai bien mieux que le "Kama-Sutra" dans ma bibliothèque "papier (le "Jing Ping Mei" ou "Fleur en fiole d'or" chinois édité dans la Pleiade et disponible aussi en Folio). Mais c'est quand même croquignolet de trouver une telle pudibonderie de la part d'une société fondée par d'anciens hippies des campus californiens qui ont en leur temps du dévorer des magazines comme "Mad", "Zap Comix" et le "National Lampoon".
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