La vilaine musique de Brême

Publié le par lamiri

L'histoire (bien réelle) de Gesche Gottfried est incroyable. Comment une femme parvint à assassiner minutieusement autant de ses proches, parents, enfants, maris, voisins et amis avant d'être soupçonnée est un mystère qui laisse pantois. Toute la ville libre de Brême l'accuse d'avoir agit par intérêt alors qu'il est clair qu'il s'agissait d'une dangereuse schizophrène qui croyait que des voix lui intimaient l'ordre de donner la mort.

La cité hanséatique est confite de bondieuserie hypocrite. Ce qui n'empêche pas ses braves habitants de spéculer sur les bénéfices que la publicité de ce scandale pourra rapporter. L'avocat de la criminelle s'assure d'être le seul à publier un livre sur l'affaire et jouera un double-jeu, les hôteliers font grimper leurs tarifs pour accueillir les badauds le jour de l'exécution publique et on croise même un couple possédant une scierie qui se félicite de l'aubaine de tant de cercueils à fabriquer.

Toute cette horreur et ces petites médiocrités sont vues à travers le regard franc d'une jeune femme écrivain qui était de passage pour de toutes autres recherches et se passionne pour cette affaire peu commune. Elle devra sans cesse affronter le rigorisme protestant des Brémois qui ne se privent pas de la ramener à l'ordre naturel des choses selon les préceptes judéo-chrétiens. Il y a d'un côté le poison de la Gottfried qui dévore les entrailles (des tartines mortelles de beurre à souris, du saindoux à l'arsenic) et de l'autre le poison qui s'infiltre dans les têtes. C'est d'ailleurs un double-sens que le titre original, Gift (poison) rendait mieux. Le pasteur, qui est le plus odieux de tous la traite d'écrivailleuse étrangère et ne lui adresse la parole qu'à la troisième personne. La jeune intruse représente ce que lui et ses ouailles exècrent et redoutent le plus : une femme émancipée qui voyage seule, pose des questions et, pire encore, est éduquée et écrit. Ce que sera aussi la jeune femme qui l'accompagne, un demi-siècle plus tard dans les pages introductives. Une certaine Lou, ravie à l'idée d'être bientôt présentée à Nietzsche...


L Empoisonneuse BIG


Gesche Gottfried est une folle criminelle et les pages qui décrivent comment elle tua ses jeunes enfants méthodiquement, avec un détachement halluciné puis accablée de chagrin sont terrifiantes et le talent de la dessinatrice renforce l'atroce impression de voir une version infernale de Bécassine. Mais son exécution (une décapitation à l'épée !) est aussi organisée pour édifier les femmes et leur rappeler que leur place est derrière les fourneaux, au service d'un mari et à la ponte de futurs bons chrétiens. Nous sommes en 1831, dans une cité florissante, moderne et même qualifiée de libérale mais c'est comme si on n'avait pas quitté le Moyen-Âge. Le vieux caviste qui aide l'héroïne-témoin a s'éclipser en cachette par un souterrain résume cette pensée rétrograde par une métaphore vinicole (cf extrait). Juste après l'énoncé de sa sentence, la condamnée eut un comportement aussi incompréhensible que lors de ses crimes : elle serra calmement la main de tous les officiels avant de suivre le bourreau.

L'atmosphère fantastique et pesante d'Europe du Nord est celle des films de Murnau, Sjöstr
öm, Dreyer ou Bergman qui auraient aimé représenter la séquence du cauchemar où l'écrivaine se rêve à la place de l'accusée, dans le temple. Certaines cases laissent penser que Barbara Yelin s'est inspirée de tableaux. La minuscule chambre de pension qu'occupe l'héroïne ressemble à celle de Van Gogh à Arles et j'ai déjà vu quelque part ce personnage qui passe près d'une carriole à cheval, complètement voûté (Münch ? Ensor ??). Quant à l'illustration de couverture, ne serait-ce pas La monomane de l'envie de Géricault ? Le crayonné épais mais très modelé de Barbara Yelin paraît lui aussi austère et sévère au début avant de s'animer de plus en plus.

Peter de Meter a longuement enquêté sur ce cas criminel resté très célèbre en Allemagne. Il livre en postface un résumé historique de l'affaire en revenant sur les personnalités très ambiguës du pasteur et du docteur-avocat, la controverse sur les sources et sur la notion culturelle germanique du Biedermeier (un néo-conservatisme entre la Restauration et la reine Victoria). Pour finir sur la tradition brêmoise toujours en vigueur qui veut que l'on crache sur la pierre marquée d'une croix placée au milieu des pavés sur le lieu de l'exécution de l'empoisonneuse. Une coutume populaire typique des vieilles cités de taille moyenne, comme celle de la chouette porte-bonheur à Dijon.




L’Empoisonneuse, de Barbara Yelin & Peer Meter
Actes Sud / L'An 2
ISBN
2742789618 / 9782742789610
22 €



Présentation de l'éditeur :

Une jeune femme, qui fait profession d’écrire, arrive à Brême, dans le Nord de l’Allemagne, par bateau. Nous sommes au début du XIXe siècle. Elle ignore que toute la ville est en proie à une étrange fièvre, parce que l’on se prépare à exécuter en place publique une femme accusée d’une quinzaine de meurtres. Elle va, malgré elle, être mêlée à l’histoire de cette meurtrière, et assister à sa décapitation.

Le récit en dit long sur la société de l’époque, au début de l’industrialisation, qui, toute à son idéologie du progrès, se refuse à imaginer que le mal puisse exister en son sein.

Ce fascinant roman graphique, dessiné dans un style à la fois vif, noir et sensuel, contient de nombreuses références aux plus grands auteurs de langue allemande (entre autres Kafka, Nietzsche, Thomas Bernhard).

Il est fondé sur une histoire vraie, celle de Gesche Margarethe Gottfried (1785-1831), surnommée « L’Ange de Brême », aussi connue en Allemagne que Landru en France. Il avait fallu vingt ans pour que fût démasquée cette tueuse en série, qui avait empoisonné à l’arsenic quelque quinze personnes : ses parents, ses deux maris, son fiancé, ses enfants, sa propriétaire et quelques amis ! Elle fut la dernière personne à être exécutée publiquement dans la ville de Brême.

L’album est complété par un dossier documentaire retraçant les faits historiques.

Après Alpha… directions, de Jens Harder, la nouvelle sensation venue d’Allemagne !


Les auteurs :

Née en 1977, Barbara Yelin a été l’élève de l’illustratrice allemande Anke Feuchtenberger (La Putain P., à L’Association) aux Beaux-Arts de Hambourg et vit désormais à Berlin. Ses deux premiers livres ont été publiés à l’An 2 : Le Visiteur fin 2004 et Le Retard en 2006. Elle a participé à deux albums collectifs en 2008 : Les Bonnes Manières (L’An 2) et Pommes d’amour (Delcourt). Elle fait partie du collectif de dessinatrices qui publie la revue
Spring. Pour L’Empoisonneuse, qui paraît en avril 2010, elle est pour la première fois associée à un scénariste.

Le scénariste, Peer Meter, est né à Brème en 1956. En 1976, il fonde une petite revue de BD,
Com-Mix. Proche du milieu théâtral, il a travaillé sur des œuvres de Fassbinder, Beckett, Büchner. En 1988, il commence à s'intéresser au cas Gesche Gottfried, et en tire une pièce de théâtre, créée en 1995. Il publie la même année le livre-enquête Gesche Gottfried. Ein langes Warten auf den Tod. Outre Barbara Yelin, Peer Meter écrit actuellement pour quatre autres dessinateurs allemands, dont Isabel Kreitz pour qui il a conçu Haarmann (à paraître chez Dargaud).




Extraits :

Demain il est clair que les femmes trembleront de tous leurs membres, quand elles verront tomber la tête... Chaque mari devrait exiger de son épouse qu'elle assiste à l'exécution. Et plus généralement, l'achat ou la possession de poison devrait être interdit aux femmes. Car une femme n'est finalement rien d'autre qu'un degré intermédiaire entre l'enfant et l'homme, donc pas vraiment une personne, tout au plus un être immature. On ne peut leur confier des produits nocifs.

(...)

Je ne me connaissais pas moi-même et je voulais écrire sur les autres. Mais comment l'être humain peut-il se connaître ? Il n'est qu'une chose sombre et cachée. Et si le lièvre a vraiment sept peaux, l'être humain aura beau se défaire de sept fois soixante-dix peaux, il ne pourra toujours pas dire "voilà, c'est vraiment toi, ce n'est plus ton enveloppe".

(...)

Que des vins vieux, Mademoiselle. Ici, nous avons le bon. Le vieux, c'est la santé, Mademoiselle. Nul ne trouve son compte dans le nouveau.

 




Liens :

Présentation de l'album avec quatre planches

 

Un article sur Gesche Gottfried, avec son portrait et une photo de la pierre du crachat (en allemand)

 

Le site du scénariste Peer Meter (en allemand)...

 

...et celui de la dessinatrice Barbara Yelin (auf Deutsch aussi)



Publié dans Critiques BD

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article